samedi 15 août 2009

La spacialité dans Euclidiennes de Guillevic


Je vais étudier la notion de spatialité dans Euclidiennes de Guillevic, et pour cela, je vais commencer par dire que dans ce recueil, les poèmes sont extrêmement visuels et formels.

On y voit plusieurs espaces, avec d'une part celui de la figure géométrique, et d'autre part celui du langage poétique. On voit donc que poésie et géométrie sont associées dans chacun des 50 poèmes du recueil, qui parcourt un total de 42 figures.

Euclidiennes est publiées en 1967, mais auparavant, Guillevic a déjà marqué les esprits par la récurrence de la notion de spatialité dans sa poésie, notamment dans des oeuvres comme Sphère en 1963, Avec en 1966 et plus tard Paroi, en 1970.

Mais dans Euclidiennes, la spatialité rencontre l'abstraction de la figure géométrique.

Guillevic fait appel à la géométrie euclidienne, et le recueil finit par en porter le nom, comme s'il s'agissait – si on ne fait pas attention au pluriel mis à Euclidiennes – d'un manuel de géométrie.

A travers l'étude de ce recueil (la caractérisation des espaces, leurs modalités, et leurs symétrie), je vais tenter de déterminer en quoi l'économie formelle et l'organisation de ces divers espaces sont au service d'une quête ontologique de l'être et de son rapport au monde.

Pour cela, je vais développer mon étude sur trois temps :

1 – QUOI ? Je vais commencer par préciser quelques éléments de la géométrie euclidienne, qui nous aideront à comprendre par la suite la présence pour le moins étonnante des mathématiques au sein d'un recueil poétique. Puis j'énoncerai quelques observations sur l'espace du langage poétique guillevicien. Ce premier temps nous permettra finalement de comprendre la structure du recueil.

2 – COMMENT ? Ensuite, je vais analyser les modalités des espaces guilleviciens, l'espace ouvert, l'espace fermé, avec l'étude des notions du « dehors » et du « dedans ».

3 – POURQUOI, POUR QUOI ? En dernier lieu, j'évoquerai la symétrie qui est développée dans le recueil entre espace géométrique et poétique, et les éléments de réponse guilleviciens à la question du lien entre l'art et le savoir.

I] Caractérisations des espaces géométrique et poétique

Dans ce recueil, Guillevic utilise la géométrie euclidienne, ce qui me mène à donner les caractéristiques essentielles de cette géométrie.

A – LA GEOMETRIE EUCLIDIENNE

Dans le Robert, la géométrie est avant tout définie comme « science de l'espace ».

La géométrie « euclidienne » quant à elle provient de l'ouvrage Eléments d'Euclide, qui traite de la géométrie plane, des proportions et de la géométrie dans l'espace, en étudiant, je cite le Robert « les droites et les plans dans des positions relatives quelconques, et les figures limitées par des plans ou des surfaces courbes. » C'est donc l'étude des figures et de la mesure, et cette géométrie est perçue comme support élémentaire, par la formalisation des connaissances mathématiques accumulées jusqu'à la rédaction des Eléments.

Finalement, la géométrie euclidienne se base sur un nombre restreint de figures simples, qui permettent de mesurer des espaces plus complexes.

Elle est enseignée largement dans les petites classes, les premières notions de l'espace sont envisagées par la géométrie euclidienne, parce qu'elle est marquée par une simplicité, un aspect élémentaire en tout cas.

Et enfin, elle est encore utilisée actuellement par les physiciens et permet d'élaborer des mesures complexes de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

La géométrie euclidienne est donc de facture simple. Elle est basée sur de l'élémentaire pour pouvoir envisager d'autres éléments bien plus complexes.

En dernier lieu, je préciserai un autre point, qui est consécutif des caractérisations de la géométrie euclidiennne que je viens de citer, et qui a son importance dans l'objet de l'étude, c'est que la géométrie euclidienne est une géométrie du morcellement : une figure globale complexe sur une, deux ou trois dimensions, est faite de plusieurs figures élémentaires qui sont imbriquées les unes dans les autres.

On peut même se reporter au poème « hexagone régulier » p. 189, où cet aspect est clair avec les premiers vers : « Pour me former, six triangles / Se sont groupés côte à côte ».

On voit donc que Guillevic associe cette géométrie élémentaire à l'espace du langage poétique, c'est à dire à son texte proprement dit.

C'est donc intéressant de regarder maintenant comment est organisé cet espace de texte et s'il répond à des caractéristiques similaires.

B – LA POESIE GUILLEVICIENNE

a – Caractéristiques générales : langage poétique simple / le vers libre / la concision

Contrairement au langage poétique classique, qui accumule les figures de style (périphrases...), les références mythologiques, et fait usage des mots « nobles » de la langue, la poésie guillevicienne est marquée par un langage poétique simple, ordinaire, en vers libre, et qui se caractérise par une relative concision.

MATERIALITE : Avant Euclidiennes d'ailleurs, le langage guillevicien est déjà ancré dans la « matérialité des choses » (on peut le voir dans Du Domaine (1977), où on trouve un large inventaire « matériel » avec les pierres, les feuilles, la branche, la pomme, ou avec des titres de poèmes comme Fourmis, Un marteau, L'alouette, L'arbre, La vague ou même Choses).

CONCISION : On retrouve essentiellement la concision du langage poétique dans Euclidiennes, avec l'usage par exemple de phrases nominales comme dans les deux premiers vers du premier poème « droite » p. 149, je cite : « Au moins pour toi, / Pas de problème. » ou dans « cercle » p. 159 avec « L'ennui vaincu. ».

Dans Choses parlées (un entretien qui date de 1982 avec Raymond Jean (écrivain et essayiste), Guillevic explique en partie son langage poétique « lapidaire » et concis, je cite :

« J'ai beaucoup fréquenté les jurisconsultes et la jurisprudence (il était fonctionnaire, rédacteur principal à la Direction Générale de l'Enregistrement.). J'avais comme on dit l'esprit juridique, et j'ai bien été obligé d'apprendre des choses rigoureuses : ça touchait à la métaphysique par certains côtés, cette superbe abstraction du Droit. Il fallait être très précis dans la rédaction. En matière fiscale, on ne peut pas faire autrement qu'être très précis, qu'il s'agisse d'une solution pour un problème de 20 francs ou pour une question de 20 milliards. J'ai donc appris à serrer l'écriture. Le langage juridique et administratif m'a certainement amené au lapidaire et au concis. Il m'a en tout cas aidé dans cette voix. »

b – Espace d'écriture : règles poétiques / l'enjambement

Pour ce qui est de l'espace d'écriture proprement dit, Guillevic se base aussi sur une formalisation du langage, et va suivre les règles poétiques essentielles, comme la versification et la métrique. L'espace d'écriture est donc régi par une structure proprement poétique.

Guillevic fait usage de l'enjambement à de nombreuses reprises, avec par exemple au premier poème « droite » p.149 : « Au risque d'oublier / Que tu as du passé » ou dans « cube » p. 180 « Frotté par les brisures / De diverses figures », et cet usage régulier structure l'espace du langage poétique, entre le blanc, l'espace de la fin du premier vers, et la reprise du sens au second vers.

LE BLANC : Dans son étude intitulée Poésie et espace chez Guillevic, Colette Guedj (professeur et écrivain) écrit :

« L'espace dans l'écriture guillevicienne est plus que jamais présent, non pas comme support de l'écrit, mais comme espace physique, tangible - à creuser, à cribler, espace cependant jamais comblé, puisque l'écriture c'est " l'alliage obsédant/de plein et de vide " (Inclus) »

Le rôle du blanc dans l'espace d'écriture tient un sens singulier : il est un espace à creuser, à remplir par les mots, et cette idée rejoint la notion d'une écriture « lapidaire », qui désigne (en tant que substantif), « un artisan qui taille, polit, grave les pierres précieuses. »

On remarque donc que l'espace du texte guillevicien est de facture assez simple, en faisant usage d'un langage ordinaire, accessible, marqué par une certaine spontanéité. Et la mise en espace du texte est soignée et respecte des caractéristiques similaires à celles de la géométrie euclidienne : on observe des éléments simples écrits, voire creusés dans le blanc de la page.

Mais la question est de savoir en quoi ces éléments de langage et d'espace mènent à un discours plus complexe chez Guillevic, tout comme la géométrie euclidienne qui comme je l'ai dit, prend pour base l'élémentaire pour mieux envisager des éléments plus complexes.

Cela me mène à mon deuxième temps, avec l'analyse des modalités de ces espaces guilleviciens dans le recueil.

II] Modalités des espaces guilleviciens : espace ouvert / espace fermé

L'espace est défini selon le Robert par deux premières acceptions distinctes :

1 – la première, c'est l'espace en tant que « surface ou volume déterminés ».

2 – la seconde, c'est l'espace en tant « qu'étendue des airs ».

On a donc ici la notion de l'espace fermé avec une surface ou un volume déterminé, donc fini, et de l'espace ouvert, donc l'en-dehors comme étendue infinie.

Cette double-notion ne va pas finalement sans celle de la frontière, du seuil, de la limite, entre le dehors et le dedans.

A – LE DEHORS

Dans le recueil, on l'a déjà évoqué, Guillevic met en dialogue les textes et les figures, et celles-ci font l'objet d'anthropomorphisme ; les figures sont personnifiées (elles s'expriment souvent à la première personne du singulier ou sont interpelées, et sont empruntes de sentiments, comme dans le poème « plan » par exemple, p.164-165 : « On ne m'estime pas / On ne me rêve pas » ou « Je suis le plan, je suis / L'étendue, l'ouverture, / Le libre aller-venir. »

Finalement, comme le dit Thierry Bissonnette dans son article La géométrie fractale des recueils morelliformes de Guillevic, rédigé dans le cadre du colloque « Lectures de Guillevic » qui s'est tenu à Toronto en mai 2001, à la lumière des textes, ces figures peuvent être considérées comme des « êtres géométriques ».

Et à travers le texte poétique, elles semblent en quelque sorte « se faire réponse », en tout les cas un système d'écho est mis en place. On peut se référer par exemple aux poèmes du « carré » et du « losange » (p.153-154) avec pour le carré :

« Chacun de tes côtés / S'admire dans les autres / Où va sa préférence ? »

et pour le losange :

« Un Carré fatigué / Qui s'est laissé tirer / Par ses deux angles préférés / Lourds des secrets. / Losange maintenant, / Il n'en finira plus / De comparer ses angles. / -- S'il allait regretter / L'ancienne préférence ? ».

Mais si l'on s'attarde sur cette personnification et cette mise en dialogue entre textes et figures, et entre les figures elles-mêmes, on remarque qu'il existe une tension nette entre l'espace ouvert et l'espace fermé.

Dans Euclidiennes, l'en-dehors apparaît menaçant :

Par exemple, dans le poème « angle aigu » p.161, on trouve je cite : « Attaquer l'entourage, / Se reposer ensuite / En rêvant de fermer / L'autre côté toujours / Ouvert sur l'étranger. » Les figures dites « ouvertes » font donc l'objet de sentiments belliqueux, et d'une frustration d'être ouvertes, puisqu'ici, l'angle aigu « rêve » de se fermer.

Dans « angle droit » p.156, cette menace est explicite, avec « Alors que la menace / Ténèbres, trahison / Est dans ton dos. »

Ainsi, le blanc, c'est à dire l'ouverture à l'espace de la page ici, met en jeu la menace de l'affrontement, de la confrontation à l'autre.

Mais cet espace ouvert est aussi perçu comme un danger pour soi et par soi avec l'idée de la conscience de soi qui se délite, qui se désagrège ou se fragmente dans l'espace ouvert.

Cette ouverture sur le dehors fait l'objet d'une souffrance avec par exemple « triangle rectangle » p.194 où on trouve : « J'ai fermé l'angle droit / Qui souffrait d'être ouvert ». L'ouverture est donc associée à la souffrance, qui tient sa cause d'un danger de délitement comme je l'ai dit, et on trouve cette idée plus précisément dans le poème « angle obtus » p.162 (qui est un angle ouvert) avec « A force d'être ouvert / A tout ce qui voudra, / A force de vouloir / Accueillir ce qui passe / Il n'y a rien en toi / Qu'appel qui voudra. / Et, derrière l'appel, / Que ton cri vers toi-même. »,

Aussi dans « bissectrice » p. 196, celle-ci ne sait pas si elle fait bien (« C'est donc ne pas savoir / Jamais, si je fais bien »), et la « droite » p. 149 oublie qu'elle a du passé (« Au risque d'oublier / Que tu as du passé, »). Il n'y a donc pas une cohérence mais un désordre, une ignorance et une fuite de cette conscience de Soi.

Les angles sont perçus aussi comme agressifs, avec « Et leurs angles toujours attaquent sans casser » au poème cube, p.180.

Le dehors est enfin marqué par une forte temporalité, et le délitement que je viens d'évoquer s'étend dans l'espace comme dans le temps, car l'espace du dehors, c'est aussi l'espace-temps, avec l'exemple du poème « droite » où cette notion est assez claire : « Au risque d'oublier / Que tu as du passé... Tu vas sans rien apprendre / Et sans jamais donner. » Ici, on a l'idée d'une fuite du temps dans l'ouverture de la figure, cet écoulement temporel n'est pas maîtrisé, puisque la droite oublie et n'apprend rien et scelle la perte de soi.

Je vais maintenant évoquer le pendant de cet espace ouvert, avec la modalité de l'espace fermé, qui apparaît a contrario comme un refuge et un repli hors du temps.

B – LE DEDANS

Face à des figures comme les droites qui ne sont pas fermées et qui marquent la menace et le danger les plus forts, on trouve des figures fermées, comme le cube ou l'ellipse, qui semble apporter un début d'ordre ou plutôt d'harmonie.

Ainsi, dans « ellipse » p.150, on trouve l'idée d'équilibre (« ...je sais / Que ce n'est pas facile / D'avoir ton équilibre. », et dans « cube » p.180, l'idée d'ordre (« Fait pour ne pas bouger / Pour être l'ordre obligatoire / Et salué. »

Dans ces deux exemples, l'espace fermé, le contenant que possède les figures du cube et de l'ellipse sont marquées dans le texte par une évolution vers l'équilibre et l'ordre.

Mais cette évolution reste imparfaite.

L'idée d'ordre se retrouve dans les poèmes « triangle isocèle » et « triangle équilatéral » (p.174-175), qui sont des espaces fermés. Mais ce souci d'ordre peut être excessif : « Je suis allé trop loin / Rien ne peut plus venir. »

Et les angles du cube je cite « toujours attaquent sans casser ». Il y a toujours une idée d'agression.

On a donc une évolution de l'espace fermé comme espace d'équilibre et d'ordre, face au désordre et à la perte de soi engagés par les figures ouvertes (avec par excellence la droite), mais ça reste toujours imparfait.

En revanche, je vais évoquer la courbe et le centre, qui semblent constitutif d'une perfection du dedans-refuge.

Dans le poème « courbe » p.191, on trouve les premiers vers « Avoir un sens / Et le connaître ! ». Même si elle est ouverte comme une droite, on remarque que la courbe accède à une connaissance de son sens. La courbe est donc une figure qui se démarque de la droite.

Mais il faut surtout préciser que la courbe efface les angles, qui comme je l'ai dit sont associés à l'idée d'agression ne serait-ce que parce que le dehors, l'espace extérieur s'y « frotte » et s'y « irrite » (« cube » et « carré »).

L'ellipse quant à elle subit « l'extérieur informe » et est « tiraillée ... Entre deux centres qui s'ignorent / Ou qui s'en veulent. »

L'idée d'un centre unique est développée dans « spirale » p.185, « Je finirai par être / Ce point auquel je tends : / Vrai moi-même, le centre. »

Ainsi, c'est avec le cercle, qui possède un centre et une ligne courbe finie, que l'espace fermé commence à se voir comme un « dedans refuge ».

On trouve deux variations poétiques autour de la figure du cercle, avec deux parties p.157-158.

Le cercle présente une courbe fermée, et un centre. Et le texte dit dans la première partie : « Tu es un frère, / On peut s'entendre. / Fais-moi pareil, / Enferme-moi / Réchauffons-nous. », et dans la seconde partie, on trouve « Et pas de fuite / Dans aucun volume. » et « Parfaitement plein... ».

La figure du cercle se démarque fortement du reste des figures, elle est marquée par des caractéristiques inverses de l'espace ouvert et menaçant : il n'y a pas de fuite (du temps, de soi), et on trouve l'idée de perfection. L'évocation de l'espace fermé apparaît de plus en plus clairement comme un dedans qui assure un refuge, un foyer (« réchauffons-nous ») et l'immobilité du temps (« Dans l'immobile va-et-vient / Qui te nourrit. »)

Et cela me mène à la figure idéale de la sphère, p.176-177, qui est développée sur deux textes elle-aussi.

C - LA FIGURE "IDEALE" DE LA SPHERE

Les deux poèmes « sphère » sont situés au coeur, presque au centre du recueil, et c'est avec cette figure que le dedans-refuge semble prendre tout son sens.

Une sphère est un solide constitué de points de l'espace tous à la même distance d'un point appelé centre de la sphère. Celle-ci possède donc un centre unique vers lequel converge tous les points de l'espace.

La déclaration d'amour énoncée dès le premier vers, avec « Je t'aime d'être habituelle », démarque d'emblée la figure des autres du recueil : elle a cet aspect unique, et le texte poétique développe l'idée d'une figure idéale.

Il est dit je cite « En toi j'ai place / En toi je suis, / Je me bâtis » : il y a donc l'idée du repli sur soi, le soi qui trouve sa « place », qui « est » et qui se construit. Ici, l'emploi du verbe être est sans doute à entendre dans le sens de l'être ontologique : l'être qui revient sur lui-même, et qui sort de cette sphère, je cite « Pour n'être plus », comme la perte de l'être, de cette conscience de soi.

D'autre part, l'idée du refuge est amplifié par les vers « En toi le temps / Que je recueille, je résume » : on trouve l'idée de l'arrêt du temps, d'un recueil de la sphère close et autocentrée, comme un repli sur soi hors-du-temps.

La figure de la sphère et du centre présente ici une idée de narcissisme, mais d'un narcissisme spécifique à Guillevic, qu'il exprime dans Vivre en poésie, je cite : « Je suis au centre. Je ne suis pas un individu dans la société. Ce n'est pas du tout une question d'orgueil. J'ai besoin d'un centre. Si ce n'est pas moi, où est le centre ? Le centre c'est moi. Tout part de moi. »

Ainsi, le centre de cette sphère assure un retour sur soi, pour reconnaître ce qui peut se voir comme la substance de l'être.

La notion de frontière est donc très présente dans Euclidiennes, mais aussi avec Paroi publié quelques années plus tard, avec l'idée que le seuil (ici le contour des figures) construit ces espaces aux enjeux distincts que je viens d'évoquer du dehors et du dedans.

Ainsi, Guillevic ferait appel à l'espace géométrique euclidien pour signifier une quête ontologique de l'être, par un système de symétrie, voire de réflexivité par ce retour de la pensée et de la conscience sur elle-même.

Cela me mène à mon troisième temps, où je vais développer la notion du lien entre l'art et le savoir.

III] Poésie et Méthode : la question du lien entre l'art et le savoir

A – UNE APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE ?

Finalement, il semble que l'espace visuel de la géométrie euclidienne engage chez Guillevic une prise de conscience de son propre corps, car elle permet d'en dessiner les contours, pour arriver à une conscience de soi avec le dedans, et plus particulièrement le centre de la figure, donc à travers une expérience de l'être au monde, par ces « être géométriques » dessinés dans le recueil.

Un système de retour sur soi par l'observation de l'espace géométrique est donc mis en place dans le recueil.

Comme le dit la photographe Monique Chefdor dans un entretien avec Jean-Pierre Montier (professeur à l'université de Rennes 2), Guillevic est « un poète intéressé par le voir, par l'oeil ».

Je me suis demandé si cette observation pouvait se rapprocher de la phénoménologie hégelienne, en tant que science de l'expérience de la conscience.

Je m'explique :

La phénoménologie se caractérise par une expérience de l'esprit qui par l'observation du monde, de l'espace extérieur à soi, permet d'opérer un mouvement de retour sur soi, et d'accéder finalement à cette conscience de soi que j'évoquais, comme la substance de l'être.

En mettant en rapport l'espace géométrique et l'espace poétique, chaque poème apparaît comme une observation, un regard proprement dit sur la figure, qui révèle une quête guillevicienne du refuge, pour accéder à la substance immatérielle de l'être, incarnée par le centre de cet espace qui lui est visuel, donc tangible (on peut le voir dans le poème « cercle » p.157 notamment).

Ainsi, entre l'art et le savoir : c'est à dire ici l'espace poétique en tant qu'art du langage, et l'espace géométrique en tant que savoir mathématique, Guillevic donne à voir cette conscience en donnant une voix poétique à l'espace mathématique (cf. « plan » p.167 « Je ne dis pas l'espace / Je fais qu'il parle »).

Dans ce sens, Euclidiennes met en place chacun de ces espaces en concédant leurs possibles, mais aussi leurs limites, comme des frontières franchissables. Il y a une imbrication des espaces poétiques et géométriques, voire un désir de fusion des notions de dimensions, géométrique et poétique : et c'est à travers cette fusion, en tout cas cette mise en relation, que la portée ontologique du recueil prend forme.

Dans Choses parlées, Guillevic évoque cette question du lien entre l'art et le savoir en tant que connaissance :

« Pour écrire un poème, il faut avoir recours à sa culture, à son intelligence, à sa « connaissance ». Le poème n'est pas un fruit du hasard... » et en cela, il se sépare nettement de l'esthétique surréaliste.

La volonté de réconcilier les contraires comme art et savoir, ici poésie et mathématiques, n'est pas sans évoquer ce rêve d'osmose engagé par le surréalisme. Mais Guillevic s'écarte de cette esthétique, et exprime sa réticence à plusieurs reprises au cours de ses entretiens, et toujours dans Choses parlées, il dit du surréalisme, je cite : « des vers comme ça, il en est sorti de tous les côtés, de tous les pays, toujours les mêmes... Pour moi, le poème est un coup de sonde, et un coup de sonde dirigé. Donc l'esthétique surréaliste [m'est] étrangère. » finalement parce que cette esthétique fait appel à l'inconscient et rejete nettement toute maîtrise, toute direction consciente pour achever ce rêve d'osmose. Il ajoute : « Je suis très profondément cartésien, comme on dit. Donc le rêve, le hasard objectif, c'est tout fait en dehors de moi, et surtout j'ai toujours pensé que l'écriture automatique était un leurre. »

Et j'en arrive à mon dernier point.

B – RAPPROCHEMENT AVEC LE CUBISME

Monique Chefdor insiste sur l'idée que Guillevic est un poète « scriptural », c'est le poète de l'espace, qui je la cite « donne à voir autant qu'il donne à lire ». Ainsi, le travail poétique de Guillevic peut faire l'objet d'un rapprochement avec la peinture, et nombre de ses contemporains peintres se sont intéressés à son oeuvre, si scripturale et si visuelle.

Ce sera mon dernier point.

Euclidiennes apparaît comme une oeuvre spécifique :

  • pour son aspect visuel, de par cette communication, voire la communion du pictural et du scriptural

  • pour cette formalisation mathématique qui donne à voir proprement dit l'impalpable substance de l'être, avec ce motif du centre.

Finalement, dans ce recueil, ce qui est mis en jeu, c'est un face à face entre espaces physique et métaphysique.

On remarque alors que cette approche spatiale peut évoquer ou faire l'objet d'un rapprochement avec le mouvement artistique du cubisme, engagé par Georges Braque et Pablo Picasso au début du Xxè siècle.

On peut s'en référer plus précisément à l'oeuvre de Picasso intitulée Buste de Femme (réalisée en 1926).

Le cubisme propose la création d'un nouvel espace pictural, qui ne soit plus une simple imitation du réel.

Sans renter dans les détails de chaque période du cubisme (précubisme cézanien, analytique, synthétique et orphique avec l'intervention d'Apollinaire), on peut dire que ce mouvement met en jeu la question de l'espace, en réduisant et en formalisant le réel dans des figures géométriques et simplifiées, ce qui ici, n'est pas sans rappeler l'approche d'Euclidiennes...

Finalement, c'est par la simplification et l'aplatissement de l'espace (le rejet de la perspective développée par la peinture classique), que l'oeuvre, ici la peinture, va donner à voir au-delà de ces traits géométriques la complexité et l'aspect fragmentaire de l'être.

Guillevic exprime l'influence que le cubisme a exercé sur son oeuvre, toujours dans Choses parlées, je le cite : « Si j'ai eu un maître en peinture, c'est peut-être lui [Cézanne]. Il a contibué à me former, dans la mesure où il m'a aidé à me cerner, à me centrer. Je crois que ce sont les termes justes. »

Quant à ce rapprochement, précisons qu'il a été question d'une collaboration entre Picasso et Guillevic. Il l'explique : « Picasso, on devait faire un livre ensemble : Les Charniers. J'avais écrit le poème un soir, puis on s'est rencontré Eluard, Picasso et moi pour en parler. C'était en mai 45, on commençait à avoir des photos des charniers, des camps... C'est à ce moment-là que Picasso a peint sa toile Les Charniers. Mourlot devait publier un livre qui comportait mon texte illustré par Picasso. Un jour, on se retrouve tous, et Mourlot a l'imprudence de dire : ''Et alors, ces Charniers, ça vient ?''. L'effet a été radical. Picasso, qui n'aimait pas être secoué à répondu : ''Dans ce cas, on n'en parle plus.'' Et le projet a été abandonné. »

On peut relever l'aspect dramatique de cet abandon, car il aurait été intéressant de voir le résultat de cette collaboration, mais en tout cas, à la lumière des oeuvres cubistes et de ce recueil des Euclidiennes, l'influence semble nette, et peut aussi s'expliquer par une volonté comparable de donner à voir le monde par cette alliance (Guillevic emploie le terme alliage) de l'art et du savoir, qui se construisent l'un dans l'autre.


La géométrie euclidienne permet d'envisager ce qui nous entoure, le monde physique, l'espace extérieur selon des formes simples.

Chez Guillevic, l'écriture poétique, elle, permet d'envisager ce qui constitue l'être profond, cet impalpable métaphysique. Je peux citer Hugo, qui a écrit dans La légende des siècles que le « poète est un monde enfermé dans un homme ».

Finalement, la mise en regard par un système réflexif et phénoménologique entre les espaces de l'art et du savoir instaurée dans Euclidiennes montre combien Guillevic n'exclue ni ce qui l'entoure, ni ce qu'il est profondément, et qu'il met en jeu une interdépendance de l'art et du savoir, et c'est bien cela qui crée la spécificité de ce recueil.

Guillevic prend le contre-pied du surréalisme, qui rejete toute observation savante du monde alentour, en adoptant une position introspective.

La question de Guillevic comme poète « sous-réaliste » a d'ailleurs été soulevée, par l'essayiste Pascal Rannou, spécialisté de Guillevic : je citerai pour conclure une partie de cet article :

Le poète, interrogé pour le Peuple Breton en 1989 dit lui-même : « Je suis un sous-réaliste, quelqu’un qui cherche à saisir les choses par dessous, pas par-dessus. »

"On peut comprendre que le poète se soit lui-même qualifié de « sous-réaliste . Il affronte les choses par-dessous, peut-être, comme la taupe qui creuse avant d’aboutir à la lumière, mais aussi de face ou de côté : pas "par-dessus". Contrairement aux Surréalistes, qui utilisent le langage avec jubilation et lui donnent souvent, grâce à un lexique foisonnant, une dimension ludique, la langue de Guillevic est volontairement parcimonieuse, son bagage lexical peu étendu, sa syntaxe parfois élémentaire. (...) Le Chant, considéré comme la poursuite des enjeux lancés par Euclidiennes, met en place une véritable architecture syntaxique et sémantique donnant davantage parole à un espace qu’aux choses elles-mêmes."

lundi 4 mai 2009

Introduction to Ian McEwan's The Cement Garden (1978)

The Cement Garden by Ian McEwan was first published in 1978, setting the lives of four brothers and sisters from six to seventeen, who have lost both of their parents in quite a brief amount of time. Once the mother has died, the abandoned children decide to bury her in the cement, which was initially bought by the father to cover the garden.

One could focus on the narrative voice in the novel, that is to say the voice of the narrator, literally the one who relates the story to us. Here in The Cement Garden, the role of the narrator is held by one of the children, Jack, who says being fourteen at the very beginning of the book. So, it is a first-person narrative, with an 'I-narrator'.

According to Gérard Genette's work on narratology (in Figures III), every narrative is built on a specific point of view, and the narrator's status can be defined first by its narrative level (which makes it extra- or intradiegetic) and second by its relationship to the narrative itself (which makes it hetero- or homodiegetic). At first sight, Jack is an intradiegetic and homodiegetic narrator.

McEwan, known as a master of the « short, sharp, shock », provides to his writing the brute simplicity of a child voice and the conciseness of every day life language within extraordinary circumstances, and perhaps these unlikely marriages make the specificity of The Cement Garden.

Being the narrator and a character who evolves within the narrative, we are told the story through the point of view and judgement of a fourteen-year-old boy.

Given the fact that the narrative sets a disturbing oddness combined to a keen sense of commonness, one could analyse to what extent the narrative voice echoes the narrative itself, in other word, stealing Umberto Eco's words, how the narrative voice builds a « significant framework », so that the narration keeps the lid on the narrative; first studying the temporality of the narration, then its tone and eventually the collide between narration and narrative.

[Genette, Gérard (1972)."Discours du récit", in Figures III, Paris, Seuil, pp. 65-278]

La représentation de Venise dans le théâtre élisabéthain, Volpone; or the Fox (Ben Jonson) - The merchant of Venice (William Shakespeare)



Son premier doge élu en 697, la République de Venise jouit, à l'aube du XVIIe siècle, d'une indépendance millénaire. La stabilité de celle que l'on baptise la « Sérénissime » repose sur de multiples conquêtes maritimes et l'acquisition de privilèges commerciaux dans l'Empire d'Orient, qui lui permettront de devenir la plaque tournante du commerce, le lieu de transaction et de transition des marchandises entre l'Orient et l'Occident.


Au même moment, l'Angleterre connait une période moins faste. La guerre anglo-espagnole de 1585 à 1604 essouffle l'économie du pays et mène à son terme l'ère auparavant prospère du règne d'Elizabeth Ier. La seconde moitié du XVIe siècle (à partir de 1559) représente l'ère élisabéthaine, connue pour être à ses débuts celle de l'apaisement économique et civil, durant laquelle les arts et les lettres connaissent un essor florissant dans la société anglaise, à l'instar du théâtre élisabéthain qui se développe sous l'impulsion de William Shakespeare, Ben Jonson ou encore Christopher Marlowe.


C'est ainsi qu'au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, alors que Venise se démarque de tous ses voisins par sa stabilité politique, son développement économique et son rayonnement culturel, le commerce et l'expansion anglais connaissent un déclin au profit d'une rivalité ruineuse avec l'Espagne, jusqu'à la signature du Traité de Londres en 1604.


Force est de constater qu'un bilan économique ternit par la guerre n'a pas remis en cause la place du théâtre élisabéthain en Angleterre, puisque Shakespeare écrit The merchant of Venice entre 1594 et 1597, et la pièce de Jonson, Volpone; or the Fox, est représentée pour la première fois à Londres en 1606. Il est intéressant de relever que ces pièces, contemporaines l'une de l'autre, convoquent communément Venise en lieu et place de leur action.


Volpone; or the Fox met en scène un marchand du nom de Volpone qui, emprisonné pour ses dettes, fait la connaissance de Mosca, son « parasite » mi-servant, mi-esclave. Un coup de chance lui rendant richesse et honneur lui inspire une tromperie, qu'il réalise sous les conseils de Mosca : il fera croire à sa mort imminente et miroiter son héritage à ceux qui, selon lui, l'ont dupé : l'avocat Voltore, le vieux gentilhomme Corbaccio, et le marchand Corvino. Ainsi, Volpone marchande sa fortune au gré des multiples faveurs que lui confèrent ses prétendants.


Dans The merchant of Venice, Antonio, marchand vénitien, emprunte trois-mille ducats à un usurier juif qui dit le détester, Shylock, afin que son ami Bassanio puisse rejoindre la ville de Belmont et demander la main de sa bien-aimée Portia. Shylock établit pour seule condition contractuelle qu'une livre de chair soit prélevée sur Antonio s'il fait défaut de paiement.


Venise devient à travers ces deux pièces le théâtre du marchandage, de la convoitise et de la tromperie. Celles-ci transmettent jusqu'à nos jours la spécificité du regard du théâtre élisabéthain sur la Sérénissime, alors installée à son apogée. Il convient ainsi de déterminer en quoi la convocation de Venise dans The merchant of Venice et Volpone; or the Fox met en lumière un phénomène d'attraction / répulsion envers une ville moderne, où se développe à l'avant-garde un système de pression non plus militaire ni religieux, mais avant tout économique et politique entre les hommes.


Il s'agira, dans un premier temps, de développer une caractérisation du rayonnement vénitien au moment où les pièces sont écrites, afin de mieux comprendre par la suite ce qu'en ont retenu les deux auteurs. Les modalités de la représentation de Venise dans les oeuvres occuperont un second temps d'étude, quand une troisième partie sera dévolue aux enjeux impliqués par ces choix de représentation.



Du XVe au XVIe siècle, Venise prospère dans un développement majeur de sa puissance et de son influence. Elle atteint son apogée grâce à un rayonnement à la fois culturel, commercial et politique. Si Venise ne bouge pas hors de ses murs, sa représentation circule. Dès lors, l'imaginaire vénitien se construit à travers l'Europe, alors majoritairement versée dans des systèmes monarchiques guidés par l'Église catholique.


Le rayonnement de Venise est avant tout d'ordre commercial, en cela que le passage des marchandises par la République est inévitable dans les échanges entre mondes oriental et occidental. Cernée par les eaux, la société vénitienne a vite fait de marier marine et commerce, en se prévalant de ses ennemis grâce à un système ingénieux de convois militaire des flottes de marchandises. Elle construit sa renommée notamment grâce à la sécurité offerte aux marchandises lors de leur transport en mer. La République bénéficie d'une flotte puissante, qui lui permet de joindre via la Méditerranée le Sud et le Nord de l'Europe (Angleterre, Espagne, Portugal, France...). Ce rayonnement commercial est toutefois entretenu par Venise, qui dans sa volonté de contrôle du commerce entre Orient et Occident a établit un système de taxes à qui contournera son port. Constatons que la présence vénitienne s'étend autant sur la mer que sur la terre. Les vénitiens utilisent en effet tout autant les voies terrestres pour s'approvisionner et acheter des produits dans l'Europe du Nord ou en Orient que les routes maritimes. L'Europe toute entière est ainsi invitée à reconnaître l'hégémonie commerciale de la Sérénissime, et de facto sa relative dépendance vis à vis d'elle.


Venise, elle, reste indépendante et en tire son rayonnement politique. Au XVIIe siècle, elle est une République millénaire, alors que l'Italie est perturbée par de nombreuses guerres et que les modèles politiques européens se transforment en fonction des conflits, et se basent sur la force militaire et la foi religieuse comme principaux moyens d'échanges entre les hommes. Si elle n'est pas exempte de conflits, Venise est influencée par les civilisations romaine et grecque, et bien que soient maintenues un certain nombre de distinctions, son modèle politique défend l'égalité de ses citoyens et met en place un système électif unique dans le monde du XVIe siècle. Ajoutons que la stabilité politique de Venise est nourrit par la puissance de sa flotte et de son commerce, qui l'inscrivent dans une ronde agitée et vertueuse d'enrichissements. La stabilité du modèle politique vénitien fait ainsi exception dans l'Europe du XVIe siècle et lui assure le maintien de sa puissance.


En dernier lieu, Venise fait l'objet d'un rayonnement culturel et attire les regards. Au cours de son séjour de cinq années à Venise, entre 1362 et 1367, l'italien Pétrarque la décrit comme une « Ville auguste, seul réceptacle à notre époque de liberté, de paix et de justice, dernier refuge des bons, port unique où peuvent trouver abri les vaisseaux de ceux qui aspirent à la tranquillité. » (Senili, Iv, III) Plus tard, l'homme politique français Philippe de Commynes consacre l'intégralité d'un chapitre des ses mémoires à Venise, dans le cadre de ses expéditions italiennes entre 1497 et 1498 (Mémoires, livre VII, chapitre XVIII). Le rayonnement culturel de la République vénitienne se révèle encore dans le rôle « d'imprimerie de l'Europe » qu'elle a tenu. En 1495, sur les 1821 titres recensés à la sortie des presses en Europe, 447 provenaient de Venise, quand Paris, en seconde position, en publiait 181. Au XVIe siècle, Venise ne compte pas moins de 113 éditeurs-imprimeurs.


La Sérénissime est ainsi orientée sur la constance de ses échanges commerciaux et culturels avec ses voisins, qui font face aux premières loges à sa prospérité et sa puissance.


Au fil du temps et de l'existence de Venise, un imaginaire vénitien se construit en Europe. Le rayonnement multiforme d'une Venise indépendante en plein essor suscite à la fois la fascination (de la part de Pétrarque, Philippe de Commynes, ou encore Joachim Dubellay), et la réprobation des moeurs littéralement peu catholiques d'une société moderne à la marge de la doctrine chrétienne. Le mariage de la fascination et de la réprobation, qui se rapproche du phénomène d'attraction / répulsion, donne naissance à un mythe vénitien, autrement dit à « une représentation de faits ou de personnages réels déformés ou amplifiés par l'imagination collective » (Petit Robert) Comme l'explique Roland Barthes, « le mythe est une parole choisie par l'histoire : il ne saurait surgir de la nature des choses. » Revenons alors au théâtre élisabéthain et aux deux pièces de Shakespeare et Jonson qui convoquent la Sérénissime : à travers ces deux oeuvres, un processus de mise en abîme n'est sans doute pas à écarter. Il s'agit non seulement de deux représentations au sens exécutif du terme, puisqu'elles sont vouées à être mises en scène et interprétées, mais aussi au sens figuré, puisqu'il n'est pas avéré que les deux auteurs ont connu Venise en leur temps. Ils exploitent ainsi au service de leur pièce l'imaginaire collectif du mythe qui gravite autour de Venise, en ne choisissant pas tant des représentations justes que révélatrices.



Le mythe vénitien s'est décliné jusqu'à nos jours en de multiples figures, selon l'environnement et le contexte dans lesquels il a évolué. Venise aura entre autre incarné la ville de l'art et de la mort (Mort à Venise, Thomas Mann, 1912), ou encore de l'amour (Dictionnaire amoureux de Venise, Philippe Sollers, 2004). Or, à travers les modalités de représentation de Venise dans Volpone; or the Fox et The merchant of Venice, la République apparaît avant tout comme une ville de pouvoir.


Les deux pièces se caractérisent par la place conférée au déguisement, jusqu'au travestissement dans The merchant of Venice. Alors que Antonio est à la peine, emmené par Shylock à la cour du doge afin que lui soit ôtée la livre de chair contractuelle, Portia et sa suivante Nerissa se rendent à son secours déguisées en hommes : Balthazar, « docteur de la loi », suivi de son clerc. Elles dupent la cour jusqu'à leurs propres époux, et leur prestation sauve Antonio. Jessica se déguise aussi en garçon pour s'enfuir avec la cassette de son père Shylock (Acte II, sc. iv). De même, dans Volpone; or the Fox, Volpone maquille et déguise sa mort prochaine. Comme le rappelle Maurice Castelain dans son introduction (édition Les Belles Lettres, p. xiv) : « emmitouflé de fourrures, le visage barbouillé d'onguents, [Volpone] passe une partie de ses journées sur son lit, feignant d'être à l'article de la mort. » On se dissimule ainsi physiquement dans les deux pièces, tant et si bien que les personnages passent pour de véritables acteurs dans une multitude de rôles de composition.


Or, le déguisement de soi ne va pas sans celui de ses intentions. Dans ce sens précis, aucun des personnages de Volpone; or the Fox ne révèle ses desseins propres. Que ce soit à la cour du doge dans The merchant of Venice ou sur le lit de Volpone, les scènes se déroulant à Venise prennent la forme du spectacle, celui de la « vilenie humaine » selon Maurice Castelain (p. xv). Elles est en tous les cas le théâtre des faux-semblants. Le déguisement offre donc un double enjeux ; celui d'abord de la dissimulation de soi et de ses intentions, celui ensuite de l'illusion d'être un autre que soi, avec d'autres intentions.


Venise apparaît ainsi comme la ville du jeu identitaire à travers le déguisement, et de l'art de la duperie à travers celui du discours. Ici, la question de l'influence et de la réception en Angleterre du discours de Nicolas Machiavel, notamment à travers Le Prince (1532) se pose. L'Angleterre élisabéthaine, tout comme une grande partie de l'Europe, trouva dans son discours le cynisme d'un homme, en ne retenant de son oeuvre qu'une ode à la manipulation politique. Des politiciens machiavéliques comme Cesare Borgia, Lorenzo de Medicis, ou Machiavel lui-même semblent avoir marqué les esprits, associant jusqu'à nos jours la notion de « machiavélisme » au cynisme et à la tromperie. Dans chacune des pièces, le jeu des personnages se base sur le déguisement et la manipulation, renforcée par un art du discours chez chacun d'entre eux. L'avocat Voltore se montre aussi éloquent que sa tirade est longue lorsqu'il défend Volpone devant le tribunal : « Pardon'd; whose timeless bounty makes him now / Stand here, the most unhappy, innocent person, / That ever man's own goodness made accused » [« Bonté malencontreuse, et qui fait du pauvre homme / L'innocente victime et la plus malheureuse / Qu'un coeur trop généreux ait traîné sur ces bancs ! »] (Act IV, Sc. ii) Venise est ainsi la ville du pouvoir politique, conférant à ses hôtes - quelque vertueux qu'ils soient comme Portia ou Jessica -, l'art de la dissimulation et de l'illusion tant physiques que rhétoriques, au service d'une manipulation machiavélique.


Par ailleurs, le monde de Venise est celui du pouvoir économique, avec la présence de personnages marchands et usuriers (Volpone, Antonio, Shylock), et des trames toute orientée sur l'échange à travers le contrat plus que la promesse, le calcul plus que la confiance, quitte à se rendre à la cour du doge dans The merchant of Venice ou au tribunal face aux Juges dans Volpone; or the Fox. Chez Shakespeare, les propos de Portia et Bassanio sont emprunts du vocabulaire commercial de Venise : « A gentle scroll... Fair lady, by your leave / I come by note, to give and to receive. » [« Charmant... Belle dame, avec votre bon vouloir, / Je viens, cet ordre en main, offrir et recevoir. »], ou encore : « So thrice-fair lady stand I, even so, / As doubtful whether what I see be true, / Until confirmed, signed, ratified by you. » [« Ainsi, oui, suis-je devant vous très belle, / Hésitant si ce que je vois est vérité, / Tant que ce n'est, par vous, confirmé, signé, ratifié. »] (Act III, sc. ii)


A Venise, l'activité principale reste celle du négoce maritime. Ainsi dans The merchant of Venice, l'usure et la spéculation mènent jusqu'à Belmont à une véritable formalisation des sentiments, chacune des deux partie exigeant une pondération entre ses intérêts (« advantage ») et ses investissements. L'engagement du mariage par contrat entre Portia et Bassanio appartient toutefois à la coutume de Belmont, quand les engagements contractuels à Venise encadrent avec rigidité le commerce (usure et spéculation).


Ainsi, les représentations de la Sérénissime dans les deux pièces en font le lieu privilégié du pouvoir politique et économique. Tout s'y négocie, tout s'y mesure. C'est ainsi que le choix de Shylock de récupérer une livre de la chair d'Antonio en cas de défaut de paiement traduit une volonté de sa part de ne point se défaire de la numérisation, du rapport et du calcul. Le rôle complexe de Shylock fera l'objet d'une étude plus approfondie par la suite, mais cette condition contractuelle implique une représentation percutante de Venise : à l'instar d'autres marchandises, la valeur de la chair humaine y est quantifiable en livres.


Via la représentation de Venise comme ville de pouvoir politique et économique, les deux pièces mettent en lumière un phénomène de fascination, due au rayonnement jusqu'en Angleterre de la prospérité de la ville, et de réprobation, due à ses moeurs résultant de valeurs aux antipodes de la doctrine chrétienne qui règne alors majoritairement sur l'Europe. Si l'Angleterre élisabéthaine voit se mettre en place une conviction religieuse réformée, il n'en demeure pas moins que l'usure tient une place problématique dans la pensée anglaise. Celle-ci fait en effet l'objet de fermes oppositions à l'amour et à l'amitié.


Dans The merchant of Venice, alors que Shylock négocie avec Bassanio dans une rue de Venise, il dit ceci : « I will buy with you, sell with you, talk with you, walk with you, and so following: but I will not eat with you, drink with you nor pray with you... » [« Je veux acheter avec vous, vendre avec vous, parler avec vous, marcher avec vous et ainsi de suite : mais je ne veux pas manger avec vous, boire avec vous ni prier avec vous... »] (Acte I, sc. iii) De même, Antonio dit à Shylock : « As to thy friends-for when did friendship take / A breed for barren metal of his friend?-/ But lend it rather to thine ennemy. » [« Si tu veux nous prêter cet argent, ne le prête pas / Comme à tes amis – car l'amitié tire-t-elle / Un fruit du métal stérile de son ami ? / Mais prête le plutôt comme à ton ennemi. »] (Acte III, sc. iii) Ainsi le sentiment amical n'a pas sa place entre le marchand et l'usurier.


Dans son Discours sur l'usure (1572), Sir Thomas Wilson met en opposition l'usure et l'amitié : « Dieu a ordonné la prestation pour le maintien de l'amitié et l'expression de l'amour entre l'homme et l'homme : tandis que maintenant on prête l'argent pour l'oppression et le profit personnels, sans aucun usage de charité. » L'usure ne trouve pas de bon écho dans l'Angleterre du XVIe siècle. La théorie de son opposition nette à l'amitié est ainsi reprise dans la pièce de Shakespeare, enrichie par son antinomie avec l'amour. Cette dernière est signifiée grâce à la localisation de l'action en deux lieux distincts : Venise et Belmont.


Toujours à Venise, Antonio dit à Shylock : « Shylock, albeit I neither lend nor borrow / By taking nor by giving of excess, / Yet to supply the ripe wants of my friend / I'll break a custom... » [« Shylock, encor que je ne prête ni n'emprunte, / Ne prenant ni ne donnant d'intérêts, / Pourtant, pour les pressants besoins de mon ami / Je romprai ma coutume... »] (Acte I, sc. iii). Auparavant à Belmont, la réplique de Nerissa est éclairante : « they are as sick that surfeit with too much as they that starve with nothing; it is no mean happiness therefore to be seated in the mean–superfluity comes sooner by white hairs, but competency lives longer. » [« On souffre autant d'indigestion avec trop, que de famine avec rien ; ce n'est donc pas un bonheur moyen qu'une condition moyenne, car le superflu a vite les cheveux blanchis et la simple aisance vit plus longtemps. »] (Acte I, sc. ii)


A la lumière de ces deux répliques, Venise et Belmont apparaissent comme des lieux antinomiques à plusieurs reprises. Venise abrite l'usure et l'enrichissement à l'excès, quand Belmont loge en son sein l'amour et l'amitié (« In such a night / Did Jessica steal from the wealthy Jew, / And with an unthrift love did run from Venice / As far as Belmont. » ; « Par une nuit pareille / Jessica, s'échappant de chez le riche Hébreux, / S'enfuyait de Venise avec l'amant prodigue, / Jusqu'à Belmont. ». Acte V, sc. i)


Shakespeare se serait inspiré d'un conte déjà existant de Giovanni Fiorentino pour écrire sa pièce. Or, le titre original comporte déjà la notion de dualité entre les deux villes : « Gianetto de Venise et la dame de Belmont » (in Il Pecorone – le Niais – Milan, 1558). L'opposition, ici, se joue entre l'intérêt et l'amour. Le discours de Henry Smith dans Examen de l'usure (1591), apporte des éléments précieux pour comprendre la place de l'usure dans la pensée anglaise : « L'amour ne cherche pas son intérêt, mais l'usure cherche celui qui appartient à un autre... Charité se réjouit de communiquer ses biens à autrui, et Usure d'amener à elle les biens d'autrui. » Face à la Charité, terme emprunt de noblesse et de sacré, l'Usure apparaît comme son antithèse diabolique.


Ces constats tendent à soulever la question d'une Venise diabolique et avilissante, lieu profane de perdition. Dans Volpone; or the Fox, les protagonistes de la pièce sont déshumanisés, en cela que leurs noms -leurs identités dramatiques-, correspondent à des animaux charognards et parasites : Mosca signifie en italien la « mouche », Voltore le « vautour », Corbaccio la « corneille nécrophage », et Corvino le « corbeau ». C'est ainsi que les trois prétendants à la fortune de Volpone (associé à la ruse du « renard »), prennent la figure de rapaces, avec l'association prééminente de ces animaux au vol de la proie morte d'un autre, une fois la chasse terminée. Rapprochée à la notion d'usure, chacun se réjouit ainsi d'amener à lui les biens amassés par autrui. Les hommes se définissent alors à Venise bien plus par leurs activités que par leur humanité, comme si la cité, chef lieu de l'intérêt de l'usure plus que de la charité du don, chassait le Salut des hommes.


Plus encore, le rôle de Sir Politick Haspir tend à donner de Venise l'image d'une ville aux bassesses contagieuses : celui-ci, en ses murs, finit par devenir un voleur. Identifié au début de la pièce comme un chevalier anglais, sa transformation au contact de Venise semble appuyer la thèse d'une ville avilissante. Ajoutons qu'au XVIe siècle, l'association de Venise à une ville contagieuse a pu être renforcée par l'arrivée de la Peste en son sein, apportée en 1565 par une galère égyptienne.


Au sein de sa thèse sur le mythe vénitien, l'historien d'art André Jean-Marc Leochel (Université de Grenoble) évoque l'iconographie vénitienne des XVe et XVIIe siècles : « [Elle] révèle, sous les dehors d’une imagerie biblique et chrétienne traditionnelle, un réseau complexe de métaphores susceptibles de glorifier la « République Sérénissime » et son pouvoir politique. Par l’assimilation de la cité aux thèmes sacrés (la Vierge, l'Église, la Jérusalem céleste), aux vertus politiques (Iustitia) et aux centres du pouvoir antique (Rome et Constantinople), les Vénitiens ont propagé une vision mythique de leur ville à une époque capitale de son histoire. (...) Toute mise en image du pouvoir tend à mettre en valeur ses rapports au sacré de manière à s'en prévaloir. » Emprunte d'influences multiples, Venise reprend à son compte l'image de la Vierge Marie, en tant que cité à l'indépendance millénaire (« De même que la Vierge est toujours Immaculée, il en est de même avec le gouvernement [de Venise] qui est toujours vierge et ne fut jamais pris de force. » Arnold von Harff, 1947). S'approprier l'iconographie chrétienne, et peut-être pire encore, ne pas s'en contenter, fait de Venise une cité profane dans l'imaginaire collectif du XVe au XVIIe siècle. Le personnage de Shylock, juif, évoque certes l'existence des ghettos à Venise, mais tend avant tout à mettre en lumière une ville aux multiples confessions (ajoutons le développement des Scuole, siège de confréries de laïcs), aux valeurs diverses (l'usure antithétique de l'amour sacré), à l'écart de la portée exclusive chrétienne.


La représentation de Venise dans les deux pièces répond ainsi ostensiblement à certains clichés érigés par le mythe vénitien à travers l'Europe chrétienne, afin d'exprimer loin de Londres le théâtre des vicissitudes humaines. La réprobation, voire la crainte des moeurs vénitiennes n'est alors pas sans évoquer les villes bibliques de Sodome et Gomorrhe, punies pour leurs moeurs jugées décadentes, brûlées par le soufre et le feu (Genèse, XIX, 24).



Alors qu'à l'aube du XVIIe siècle, l'Angleterre, en guerre avec l'Espagne catholique, est en proie à une violente transition religieuse (fratricide entre Elizabeth Ier et sa cousine Mary Stuart), le regard du théâtre élisabéthain est emprunt de réprobation et de fascination à l'égard de la République lagunaire. C'est un lieu de pouvoirs et de tensions, en marge des systèmes européens alors en place.


Bénéficiant d'une longévité et d'une indépendance millénaires, Venise apparaît toutefois comme une cité résolument moderne. Aux avant-postes de systèmes économiques et politiques novateurs, soulevés au sein de Volpone; or the Fox et The merchant of Venice, elle donne l'impulsion à un nouveau modèle de liens entre les peuples et les hommes, destiné à s'étendre à travers l'Europe : l'échange commercial et la tentative de cohésion du peuple avec ses dirigeants ; alors que le poids de la doctrine chrétienne tendra à s'estomper au fil des siècles.


BIBLIOGRAPHIE


Ouvrages de référence :


  • Shakespeare, William, The merchant of Venice, édition bilingue GF Flammarion, traduction de Jean Grosjean, Paris, 1994.


  • Jonson, Ben, Volpone ou le Renard, édition bilingue Les Belles Lettres, collection « Classiques en poche », traduit de l'anglais par Maurice Castelain, 2004.



Ouvrages critiques :


  • Brown, John Russell, Introduction critique au Marchand de Venise, paru à l'édition Arden de The merchant of Venice, Methuen, Londres, 1955.


  • Loechel, André Jean-Marc, Le mythe vénitien, thèse en histoire de l'art, Université de Grenoble, 1992. (passage sur l'iconographie vénitienne ; source : LUXEMBURGER WORT 30.5.92)


  • Castelain, Maurice, Introduction à Volpone ou le Renard, édition bilingue Les Belles Lettres, collection « Classiques en poche », 2004.



Ouvrages théoriques et essais :


  • Sir Wilson, Thomas, Discours sur l'usure, 1572.


  • Smith, Henry, Examen de l'usure, 1591.


  • Barthes, Roland, Mythologies, éditions du Seuil, 1957.



Ouvrages connexes :


  • Pétrarque, Francesco, Eloge éloquent de la ville hospitalière, 1334, et « Le Senili » in Pétrarque épistolier (chapitre III), 1362, édition Torino, 1976.


  • Commynes, Philippe de, Mémoires (livre VII, chapitre XVIII), 1524, version HTML (http://users.skynet.be/antoine.mechelynck/chroniq/comm/C0.htm).



  • Machiavel, Nicolas, Le Prince, 1532, édition LGF - Livre de Poche, collection « Classiques Philosophie », 2000.


  • Fiorentino, Niccolo di Giovanni, « Gianetto de Venise et la dame de Belmont » in Il Pecorone, Milan, 1558.


  • Mann, Thomas, Mort à Venise, 1912, édition LGF – Livre de Poche, collection « Livre de Poche », 1965.


  • Sollers, Philippe, Dictionnaire amoureux de Venise, édition Plon, collection « Dictionnaire amoureux », 2004.