samedi 15 août 2009

La spacialité dans Euclidiennes de Guillevic


Je vais étudier la notion de spatialité dans Euclidiennes de Guillevic, et pour cela, je vais commencer par dire que dans ce recueil, les poèmes sont extrêmement visuels et formels.

On y voit plusieurs espaces, avec d'une part celui de la figure géométrique, et d'autre part celui du langage poétique. On voit donc que poésie et géométrie sont associées dans chacun des 50 poèmes du recueil, qui parcourt un total de 42 figures.

Euclidiennes est publiées en 1967, mais auparavant, Guillevic a déjà marqué les esprits par la récurrence de la notion de spatialité dans sa poésie, notamment dans des oeuvres comme Sphère en 1963, Avec en 1966 et plus tard Paroi, en 1970.

Mais dans Euclidiennes, la spatialité rencontre l'abstraction de la figure géométrique.

Guillevic fait appel à la géométrie euclidienne, et le recueil finit par en porter le nom, comme s'il s'agissait – si on ne fait pas attention au pluriel mis à Euclidiennes – d'un manuel de géométrie.

A travers l'étude de ce recueil (la caractérisation des espaces, leurs modalités, et leurs symétrie), je vais tenter de déterminer en quoi l'économie formelle et l'organisation de ces divers espaces sont au service d'une quête ontologique de l'être et de son rapport au monde.

Pour cela, je vais développer mon étude sur trois temps :

1 – QUOI ? Je vais commencer par préciser quelques éléments de la géométrie euclidienne, qui nous aideront à comprendre par la suite la présence pour le moins étonnante des mathématiques au sein d'un recueil poétique. Puis j'énoncerai quelques observations sur l'espace du langage poétique guillevicien. Ce premier temps nous permettra finalement de comprendre la structure du recueil.

2 – COMMENT ? Ensuite, je vais analyser les modalités des espaces guilleviciens, l'espace ouvert, l'espace fermé, avec l'étude des notions du « dehors » et du « dedans ».

3 – POURQUOI, POUR QUOI ? En dernier lieu, j'évoquerai la symétrie qui est développée dans le recueil entre espace géométrique et poétique, et les éléments de réponse guilleviciens à la question du lien entre l'art et le savoir.

I] Caractérisations des espaces géométrique et poétique

Dans ce recueil, Guillevic utilise la géométrie euclidienne, ce qui me mène à donner les caractéristiques essentielles de cette géométrie.

A – LA GEOMETRIE EUCLIDIENNE

Dans le Robert, la géométrie est avant tout définie comme « science de l'espace ».

La géométrie « euclidienne » quant à elle provient de l'ouvrage Eléments d'Euclide, qui traite de la géométrie plane, des proportions et de la géométrie dans l'espace, en étudiant, je cite le Robert « les droites et les plans dans des positions relatives quelconques, et les figures limitées par des plans ou des surfaces courbes. » C'est donc l'étude des figures et de la mesure, et cette géométrie est perçue comme support élémentaire, par la formalisation des connaissances mathématiques accumulées jusqu'à la rédaction des Eléments.

Finalement, la géométrie euclidienne se base sur un nombre restreint de figures simples, qui permettent de mesurer des espaces plus complexes.

Elle est enseignée largement dans les petites classes, les premières notions de l'espace sont envisagées par la géométrie euclidienne, parce qu'elle est marquée par une simplicité, un aspect élémentaire en tout cas.

Et enfin, elle est encore utilisée actuellement par les physiciens et permet d'élaborer des mesures complexes de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

La géométrie euclidienne est donc de facture simple. Elle est basée sur de l'élémentaire pour pouvoir envisager d'autres éléments bien plus complexes.

En dernier lieu, je préciserai un autre point, qui est consécutif des caractérisations de la géométrie euclidiennne que je viens de citer, et qui a son importance dans l'objet de l'étude, c'est que la géométrie euclidienne est une géométrie du morcellement : une figure globale complexe sur une, deux ou trois dimensions, est faite de plusieurs figures élémentaires qui sont imbriquées les unes dans les autres.

On peut même se reporter au poème « hexagone régulier » p. 189, où cet aspect est clair avec les premiers vers : « Pour me former, six triangles / Se sont groupés côte à côte ».

On voit donc que Guillevic associe cette géométrie élémentaire à l'espace du langage poétique, c'est à dire à son texte proprement dit.

C'est donc intéressant de regarder maintenant comment est organisé cet espace de texte et s'il répond à des caractéristiques similaires.

B – LA POESIE GUILLEVICIENNE

a – Caractéristiques générales : langage poétique simple / le vers libre / la concision

Contrairement au langage poétique classique, qui accumule les figures de style (périphrases...), les références mythologiques, et fait usage des mots « nobles » de la langue, la poésie guillevicienne est marquée par un langage poétique simple, ordinaire, en vers libre, et qui se caractérise par une relative concision.

MATERIALITE : Avant Euclidiennes d'ailleurs, le langage guillevicien est déjà ancré dans la « matérialité des choses » (on peut le voir dans Du Domaine (1977), où on trouve un large inventaire « matériel » avec les pierres, les feuilles, la branche, la pomme, ou avec des titres de poèmes comme Fourmis, Un marteau, L'alouette, L'arbre, La vague ou même Choses).

CONCISION : On retrouve essentiellement la concision du langage poétique dans Euclidiennes, avec l'usage par exemple de phrases nominales comme dans les deux premiers vers du premier poème « droite » p. 149, je cite : « Au moins pour toi, / Pas de problème. » ou dans « cercle » p. 159 avec « L'ennui vaincu. ».

Dans Choses parlées (un entretien qui date de 1982 avec Raymond Jean (écrivain et essayiste), Guillevic explique en partie son langage poétique « lapidaire » et concis, je cite :

« J'ai beaucoup fréquenté les jurisconsultes et la jurisprudence (il était fonctionnaire, rédacteur principal à la Direction Générale de l'Enregistrement.). J'avais comme on dit l'esprit juridique, et j'ai bien été obligé d'apprendre des choses rigoureuses : ça touchait à la métaphysique par certains côtés, cette superbe abstraction du Droit. Il fallait être très précis dans la rédaction. En matière fiscale, on ne peut pas faire autrement qu'être très précis, qu'il s'agisse d'une solution pour un problème de 20 francs ou pour une question de 20 milliards. J'ai donc appris à serrer l'écriture. Le langage juridique et administratif m'a certainement amené au lapidaire et au concis. Il m'a en tout cas aidé dans cette voix. »

b – Espace d'écriture : règles poétiques / l'enjambement

Pour ce qui est de l'espace d'écriture proprement dit, Guillevic se base aussi sur une formalisation du langage, et va suivre les règles poétiques essentielles, comme la versification et la métrique. L'espace d'écriture est donc régi par une structure proprement poétique.

Guillevic fait usage de l'enjambement à de nombreuses reprises, avec par exemple au premier poème « droite » p.149 : « Au risque d'oublier / Que tu as du passé » ou dans « cube » p. 180 « Frotté par les brisures / De diverses figures », et cet usage régulier structure l'espace du langage poétique, entre le blanc, l'espace de la fin du premier vers, et la reprise du sens au second vers.

LE BLANC : Dans son étude intitulée Poésie et espace chez Guillevic, Colette Guedj (professeur et écrivain) écrit :

« L'espace dans l'écriture guillevicienne est plus que jamais présent, non pas comme support de l'écrit, mais comme espace physique, tangible - à creuser, à cribler, espace cependant jamais comblé, puisque l'écriture c'est " l'alliage obsédant/de plein et de vide " (Inclus) »

Le rôle du blanc dans l'espace d'écriture tient un sens singulier : il est un espace à creuser, à remplir par les mots, et cette idée rejoint la notion d'une écriture « lapidaire », qui désigne (en tant que substantif), « un artisan qui taille, polit, grave les pierres précieuses. »

On remarque donc que l'espace du texte guillevicien est de facture assez simple, en faisant usage d'un langage ordinaire, accessible, marqué par une certaine spontanéité. Et la mise en espace du texte est soignée et respecte des caractéristiques similaires à celles de la géométrie euclidienne : on observe des éléments simples écrits, voire creusés dans le blanc de la page.

Mais la question est de savoir en quoi ces éléments de langage et d'espace mènent à un discours plus complexe chez Guillevic, tout comme la géométrie euclidienne qui comme je l'ai dit, prend pour base l'élémentaire pour mieux envisager des éléments plus complexes.

Cela me mène à mon deuxième temps, avec l'analyse des modalités de ces espaces guilleviciens dans le recueil.

II] Modalités des espaces guilleviciens : espace ouvert / espace fermé

L'espace est défini selon le Robert par deux premières acceptions distinctes :

1 – la première, c'est l'espace en tant que « surface ou volume déterminés ».

2 – la seconde, c'est l'espace en tant « qu'étendue des airs ».

On a donc ici la notion de l'espace fermé avec une surface ou un volume déterminé, donc fini, et de l'espace ouvert, donc l'en-dehors comme étendue infinie.

Cette double-notion ne va pas finalement sans celle de la frontière, du seuil, de la limite, entre le dehors et le dedans.

A – LE DEHORS

Dans le recueil, on l'a déjà évoqué, Guillevic met en dialogue les textes et les figures, et celles-ci font l'objet d'anthropomorphisme ; les figures sont personnifiées (elles s'expriment souvent à la première personne du singulier ou sont interpelées, et sont empruntes de sentiments, comme dans le poème « plan » par exemple, p.164-165 : « On ne m'estime pas / On ne me rêve pas » ou « Je suis le plan, je suis / L'étendue, l'ouverture, / Le libre aller-venir. »

Finalement, comme le dit Thierry Bissonnette dans son article La géométrie fractale des recueils morelliformes de Guillevic, rédigé dans le cadre du colloque « Lectures de Guillevic » qui s'est tenu à Toronto en mai 2001, à la lumière des textes, ces figures peuvent être considérées comme des « êtres géométriques ».

Et à travers le texte poétique, elles semblent en quelque sorte « se faire réponse », en tout les cas un système d'écho est mis en place. On peut se référer par exemple aux poèmes du « carré » et du « losange » (p.153-154) avec pour le carré :

« Chacun de tes côtés / S'admire dans les autres / Où va sa préférence ? »

et pour le losange :

« Un Carré fatigué / Qui s'est laissé tirer / Par ses deux angles préférés / Lourds des secrets. / Losange maintenant, / Il n'en finira plus / De comparer ses angles. / -- S'il allait regretter / L'ancienne préférence ? ».

Mais si l'on s'attarde sur cette personnification et cette mise en dialogue entre textes et figures, et entre les figures elles-mêmes, on remarque qu'il existe une tension nette entre l'espace ouvert et l'espace fermé.

Dans Euclidiennes, l'en-dehors apparaît menaçant :

Par exemple, dans le poème « angle aigu » p.161, on trouve je cite : « Attaquer l'entourage, / Se reposer ensuite / En rêvant de fermer / L'autre côté toujours / Ouvert sur l'étranger. » Les figures dites « ouvertes » font donc l'objet de sentiments belliqueux, et d'une frustration d'être ouvertes, puisqu'ici, l'angle aigu « rêve » de se fermer.

Dans « angle droit » p.156, cette menace est explicite, avec « Alors que la menace / Ténèbres, trahison / Est dans ton dos. »

Ainsi, le blanc, c'est à dire l'ouverture à l'espace de la page ici, met en jeu la menace de l'affrontement, de la confrontation à l'autre.

Mais cet espace ouvert est aussi perçu comme un danger pour soi et par soi avec l'idée de la conscience de soi qui se délite, qui se désagrège ou se fragmente dans l'espace ouvert.

Cette ouverture sur le dehors fait l'objet d'une souffrance avec par exemple « triangle rectangle » p.194 où on trouve : « J'ai fermé l'angle droit / Qui souffrait d'être ouvert ». L'ouverture est donc associée à la souffrance, qui tient sa cause d'un danger de délitement comme je l'ai dit, et on trouve cette idée plus précisément dans le poème « angle obtus » p.162 (qui est un angle ouvert) avec « A force d'être ouvert / A tout ce qui voudra, / A force de vouloir / Accueillir ce qui passe / Il n'y a rien en toi / Qu'appel qui voudra. / Et, derrière l'appel, / Que ton cri vers toi-même. »,

Aussi dans « bissectrice » p. 196, celle-ci ne sait pas si elle fait bien (« C'est donc ne pas savoir / Jamais, si je fais bien »), et la « droite » p. 149 oublie qu'elle a du passé (« Au risque d'oublier / Que tu as du passé, »). Il n'y a donc pas une cohérence mais un désordre, une ignorance et une fuite de cette conscience de Soi.

Les angles sont perçus aussi comme agressifs, avec « Et leurs angles toujours attaquent sans casser » au poème cube, p.180.

Le dehors est enfin marqué par une forte temporalité, et le délitement que je viens d'évoquer s'étend dans l'espace comme dans le temps, car l'espace du dehors, c'est aussi l'espace-temps, avec l'exemple du poème « droite » où cette notion est assez claire : « Au risque d'oublier / Que tu as du passé... Tu vas sans rien apprendre / Et sans jamais donner. » Ici, on a l'idée d'une fuite du temps dans l'ouverture de la figure, cet écoulement temporel n'est pas maîtrisé, puisque la droite oublie et n'apprend rien et scelle la perte de soi.

Je vais maintenant évoquer le pendant de cet espace ouvert, avec la modalité de l'espace fermé, qui apparaît a contrario comme un refuge et un repli hors du temps.

B – LE DEDANS

Face à des figures comme les droites qui ne sont pas fermées et qui marquent la menace et le danger les plus forts, on trouve des figures fermées, comme le cube ou l'ellipse, qui semble apporter un début d'ordre ou plutôt d'harmonie.

Ainsi, dans « ellipse » p.150, on trouve l'idée d'équilibre (« ...je sais / Que ce n'est pas facile / D'avoir ton équilibre. », et dans « cube » p.180, l'idée d'ordre (« Fait pour ne pas bouger / Pour être l'ordre obligatoire / Et salué. »

Dans ces deux exemples, l'espace fermé, le contenant que possède les figures du cube et de l'ellipse sont marquées dans le texte par une évolution vers l'équilibre et l'ordre.

Mais cette évolution reste imparfaite.

L'idée d'ordre se retrouve dans les poèmes « triangle isocèle » et « triangle équilatéral » (p.174-175), qui sont des espaces fermés. Mais ce souci d'ordre peut être excessif : « Je suis allé trop loin / Rien ne peut plus venir. »

Et les angles du cube je cite « toujours attaquent sans casser ». Il y a toujours une idée d'agression.

On a donc une évolution de l'espace fermé comme espace d'équilibre et d'ordre, face au désordre et à la perte de soi engagés par les figures ouvertes (avec par excellence la droite), mais ça reste toujours imparfait.

En revanche, je vais évoquer la courbe et le centre, qui semblent constitutif d'une perfection du dedans-refuge.

Dans le poème « courbe » p.191, on trouve les premiers vers « Avoir un sens / Et le connaître ! ». Même si elle est ouverte comme une droite, on remarque que la courbe accède à une connaissance de son sens. La courbe est donc une figure qui se démarque de la droite.

Mais il faut surtout préciser que la courbe efface les angles, qui comme je l'ai dit sont associés à l'idée d'agression ne serait-ce que parce que le dehors, l'espace extérieur s'y « frotte » et s'y « irrite » (« cube » et « carré »).

L'ellipse quant à elle subit « l'extérieur informe » et est « tiraillée ... Entre deux centres qui s'ignorent / Ou qui s'en veulent. »

L'idée d'un centre unique est développée dans « spirale » p.185, « Je finirai par être / Ce point auquel je tends : / Vrai moi-même, le centre. »

Ainsi, c'est avec le cercle, qui possède un centre et une ligne courbe finie, que l'espace fermé commence à se voir comme un « dedans refuge ».

On trouve deux variations poétiques autour de la figure du cercle, avec deux parties p.157-158.

Le cercle présente une courbe fermée, et un centre. Et le texte dit dans la première partie : « Tu es un frère, / On peut s'entendre. / Fais-moi pareil, / Enferme-moi / Réchauffons-nous. », et dans la seconde partie, on trouve « Et pas de fuite / Dans aucun volume. » et « Parfaitement plein... ».

La figure du cercle se démarque fortement du reste des figures, elle est marquée par des caractéristiques inverses de l'espace ouvert et menaçant : il n'y a pas de fuite (du temps, de soi), et on trouve l'idée de perfection. L'évocation de l'espace fermé apparaît de plus en plus clairement comme un dedans qui assure un refuge, un foyer (« réchauffons-nous ») et l'immobilité du temps (« Dans l'immobile va-et-vient / Qui te nourrit. »)

Et cela me mène à la figure idéale de la sphère, p.176-177, qui est développée sur deux textes elle-aussi.

C - LA FIGURE "IDEALE" DE LA SPHERE

Les deux poèmes « sphère » sont situés au coeur, presque au centre du recueil, et c'est avec cette figure que le dedans-refuge semble prendre tout son sens.

Une sphère est un solide constitué de points de l'espace tous à la même distance d'un point appelé centre de la sphère. Celle-ci possède donc un centre unique vers lequel converge tous les points de l'espace.

La déclaration d'amour énoncée dès le premier vers, avec « Je t'aime d'être habituelle », démarque d'emblée la figure des autres du recueil : elle a cet aspect unique, et le texte poétique développe l'idée d'une figure idéale.

Il est dit je cite « En toi j'ai place / En toi je suis, / Je me bâtis » : il y a donc l'idée du repli sur soi, le soi qui trouve sa « place », qui « est » et qui se construit. Ici, l'emploi du verbe être est sans doute à entendre dans le sens de l'être ontologique : l'être qui revient sur lui-même, et qui sort de cette sphère, je cite « Pour n'être plus », comme la perte de l'être, de cette conscience de soi.

D'autre part, l'idée du refuge est amplifié par les vers « En toi le temps / Que je recueille, je résume » : on trouve l'idée de l'arrêt du temps, d'un recueil de la sphère close et autocentrée, comme un repli sur soi hors-du-temps.

La figure de la sphère et du centre présente ici une idée de narcissisme, mais d'un narcissisme spécifique à Guillevic, qu'il exprime dans Vivre en poésie, je cite : « Je suis au centre. Je ne suis pas un individu dans la société. Ce n'est pas du tout une question d'orgueil. J'ai besoin d'un centre. Si ce n'est pas moi, où est le centre ? Le centre c'est moi. Tout part de moi. »

Ainsi, le centre de cette sphère assure un retour sur soi, pour reconnaître ce qui peut se voir comme la substance de l'être.

La notion de frontière est donc très présente dans Euclidiennes, mais aussi avec Paroi publié quelques années plus tard, avec l'idée que le seuil (ici le contour des figures) construit ces espaces aux enjeux distincts que je viens d'évoquer du dehors et du dedans.

Ainsi, Guillevic ferait appel à l'espace géométrique euclidien pour signifier une quête ontologique de l'être, par un système de symétrie, voire de réflexivité par ce retour de la pensée et de la conscience sur elle-même.

Cela me mène à mon troisième temps, où je vais développer la notion du lien entre l'art et le savoir.

III] Poésie et Méthode : la question du lien entre l'art et le savoir

A – UNE APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE ?

Finalement, il semble que l'espace visuel de la géométrie euclidienne engage chez Guillevic une prise de conscience de son propre corps, car elle permet d'en dessiner les contours, pour arriver à une conscience de soi avec le dedans, et plus particulièrement le centre de la figure, donc à travers une expérience de l'être au monde, par ces « être géométriques » dessinés dans le recueil.

Un système de retour sur soi par l'observation de l'espace géométrique est donc mis en place dans le recueil.

Comme le dit la photographe Monique Chefdor dans un entretien avec Jean-Pierre Montier (professeur à l'université de Rennes 2), Guillevic est « un poète intéressé par le voir, par l'oeil ».

Je me suis demandé si cette observation pouvait se rapprocher de la phénoménologie hégelienne, en tant que science de l'expérience de la conscience.

Je m'explique :

La phénoménologie se caractérise par une expérience de l'esprit qui par l'observation du monde, de l'espace extérieur à soi, permet d'opérer un mouvement de retour sur soi, et d'accéder finalement à cette conscience de soi que j'évoquais, comme la substance de l'être.

En mettant en rapport l'espace géométrique et l'espace poétique, chaque poème apparaît comme une observation, un regard proprement dit sur la figure, qui révèle une quête guillevicienne du refuge, pour accéder à la substance immatérielle de l'être, incarnée par le centre de cet espace qui lui est visuel, donc tangible (on peut le voir dans le poème « cercle » p.157 notamment).

Ainsi, entre l'art et le savoir : c'est à dire ici l'espace poétique en tant qu'art du langage, et l'espace géométrique en tant que savoir mathématique, Guillevic donne à voir cette conscience en donnant une voix poétique à l'espace mathématique (cf. « plan » p.167 « Je ne dis pas l'espace / Je fais qu'il parle »).

Dans ce sens, Euclidiennes met en place chacun de ces espaces en concédant leurs possibles, mais aussi leurs limites, comme des frontières franchissables. Il y a une imbrication des espaces poétiques et géométriques, voire un désir de fusion des notions de dimensions, géométrique et poétique : et c'est à travers cette fusion, en tout cas cette mise en relation, que la portée ontologique du recueil prend forme.

Dans Choses parlées, Guillevic évoque cette question du lien entre l'art et le savoir en tant que connaissance :

« Pour écrire un poème, il faut avoir recours à sa culture, à son intelligence, à sa « connaissance ». Le poème n'est pas un fruit du hasard... » et en cela, il se sépare nettement de l'esthétique surréaliste.

La volonté de réconcilier les contraires comme art et savoir, ici poésie et mathématiques, n'est pas sans évoquer ce rêve d'osmose engagé par le surréalisme. Mais Guillevic s'écarte de cette esthétique, et exprime sa réticence à plusieurs reprises au cours de ses entretiens, et toujours dans Choses parlées, il dit du surréalisme, je cite : « des vers comme ça, il en est sorti de tous les côtés, de tous les pays, toujours les mêmes... Pour moi, le poème est un coup de sonde, et un coup de sonde dirigé. Donc l'esthétique surréaliste [m'est] étrangère. » finalement parce que cette esthétique fait appel à l'inconscient et rejete nettement toute maîtrise, toute direction consciente pour achever ce rêve d'osmose. Il ajoute : « Je suis très profondément cartésien, comme on dit. Donc le rêve, le hasard objectif, c'est tout fait en dehors de moi, et surtout j'ai toujours pensé que l'écriture automatique était un leurre. »

Et j'en arrive à mon dernier point.

B – RAPPROCHEMENT AVEC LE CUBISME

Monique Chefdor insiste sur l'idée que Guillevic est un poète « scriptural », c'est le poète de l'espace, qui je la cite « donne à voir autant qu'il donne à lire ». Ainsi, le travail poétique de Guillevic peut faire l'objet d'un rapprochement avec la peinture, et nombre de ses contemporains peintres se sont intéressés à son oeuvre, si scripturale et si visuelle.

Ce sera mon dernier point.

Euclidiennes apparaît comme une oeuvre spécifique :

  • pour son aspect visuel, de par cette communication, voire la communion du pictural et du scriptural

  • pour cette formalisation mathématique qui donne à voir proprement dit l'impalpable substance de l'être, avec ce motif du centre.

Finalement, dans ce recueil, ce qui est mis en jeu, c'est un face à face entre espaces physique et métaphysique.

On remarque alors que cette approche spatiale peut évoquer ou faire l'objet d'un rapprochement avec le mouvement artistique du cubisme, engagé par Georges Braque et Pablo Picasso au début du Xxè siècle.

On peut s'en référer plus précisément à l'oeuvre de Picasso intitulée Buste de Femme (réalisée en 1926).

Le cubisme propose la création d'un nouvel espace pictural, qui ne soit plus une simple imitation du réel.

Sans renter dans les détails de chaque période du cubisme (précubisme cézanien, analytique, synthétique et orphique avec l'intervention d'Apollinaire), on peut dire que ce mouvement met en jeu la question de l'espace, en réduisant et en formalisant le réel dans des figures géométriques et simplifiées, ce qui ici, n'est pas sans rappeler l'approche d'Euclidiennes...

Finalement, c'est par la simplification et l'aplatissement de l'espace (le rejet de la perspective développée par la peinture classique), que l'oeuvre, ici la peinture, va donner à voir au-delà de ces traits géométriques la complexité et l'aspect fragmentaire de l'être.

Guillevic exprime l'influence que le cubisme a exercé sur son oeuvre, toujours dans Choses parlées, je le cite : « Si j'ai eu un maître en peinture, c'est peut-être lui [Cézanne]. Il a contibué à me former, dans la mesure où il m'a aidé à me cerner, à me centrer. Je crois que ce sont les termes justes. »

Quant à ce rapprochement, précisons qu'il a été question d'une collaboration entre Picasso et Guillevic. Il l'explique : « Picasso, on devait faire un livre ensemble : Les Charniers. J'avais écrit le poème un soir, puis on s'est rencontré Eluard, Picasso et moi pour en parler. C'était en mai 45, on commençait à avoir des photos des charniers, des camps... C'est à ce moment-là que Picasso a peint sa toile Les Charniers. Mourlot devait publier un livre qui comportait mon texte illustré par Picasso. Un jour, on se retrouve tous, et Mourlot a l'imprudence de dire : ''Et alors, ces Charniers, ça vient ?''. L'effet a été radical. Picasso, qui n'aimait pas être secoué à répondu : ''Dans ce cas, on n'en parle plus.'' Et le projet a été abandonné. »

On peut relever l'aspect dramatique de cet abandon, car il aurait été intéressant de voir le résultat de cette collaboration, mais en tout cas, à la lumière des oeuvres cubistes et de ce recueil des Euclidiennes, l'influence semble nette, et peut aussi s'expliquer par une volonté comparable de donner à voir le monde par cette alliance (Guillevic emploie le terme alliage) de l'art et du savoir, qui se construisent l'un dans l'autre.


La géométrie euclidienne permet d'envisager ce qui nous entoure, le monde physique, l'espace extérieur selon des formes simples.

Chez Guillevic, l'écriture poétique, elle, permet d'envisager ce qui constitue l'être profond, cet impalpable métaphysique. Je peux citer Hugo, qui a écrit dans La légende des siècles que le « poète est un monde enfermé dans un homme ».

Finalement, la mise en regard par un système réflexif et phénoménologique entre les espaces de l'art et du savoir instaurée dans Euclidiennes montre combien Guillevic n'exclue ni ce qui l'entoure, ni ce qu'il est profondément, et qu'il met en jeu une interdépendance de l'art et du savoir, et c'est bien cela qui crée la spécificité de ce recueil.

Guillevic prend le contre-pied du surréalisme, qui rejete toute observation savante du monde alentour, en adoptant une position introspective.

La question de Guillevic comme poète « sous-réaliste » a d'ailleurs été soulevée, par l'essayiste Pascal Rannou, spécialisté de Guillevic : je citerai pour conclure une partie de cet article :

Le poète, interrogé pour le Peuple Breton en 1989 dit lui-même : « Je suis un sous-réaliste, quelqu’un qui cherche à saisir les choses par dessous, pas par-dessus. »

"On peut comprendre que le poète se soit lui-même qualifié de « sous-réaliste . Il affronte les choses par-dessous, peut-être, comme la taupe qui creuse avant d’aboutir à la lumière, mais aussi de face ou de côté : pas "par-dessus". Contrairement aux Surréalistes, qui utilisent le langage avec jubilation et lui donnent souvent, grâce à un lexique foisonnant, une dimension ludique, la langue de Guillevic est volontairement parcimonieuse, son bagage lexical peu étendu, sa syntaxe parfois élémentaire. (...) Le Chant, considéré comme la poursuite des enjeux lancés par Euclidiennes, met en place une véritable architecture syntaxique et sémantique donnant davantage parole à un espace qu’aux choses elles-mêmes."

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